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L'idée du manque

La contemporanéité est liée à la capacité d’anticipation. Il n’y a pas de temps présent

mais un devoir d’anticipation permanent, et l’erreur fatale de ne pas avoir su anticiper :

les crises, les cataclysmes, la maladie, la retraite, etc… Il faut tout prévoir, réserver, planifier, penser ; réserver une place en crèche pour l’enfant qui vient d’être conçu, éviter les situations « d’urgence » qui ne sont que des défauts d’anticipation.

Cette année, la biennale d’art contemporain qui se déroule à Lyon est sur le thème

des dix prochaines années; plus question d’exprimer l’état de présence au monde, mais de penser «conceptuellement » son futur. L’expression « avoir une longueur d’avance » signe cette projection infinie sur un futur hypothétique. Au fait, ce n’est pas le passé qui m’encombre, c’est la pensée du futur. Être prise en défaut de ne pas avoir prévu : « si tu l’avais prévu, ça ne serait pas arrivé…

si tu t’étais assurée… si tu avais cotisé… si tu avais pensé avant… » et si tu manques,

c’est de ta faute, c’est un total manque d’intelligence, une insouciance coupable.

Donc ce matin, j’étais en état de présence insouciante et j’ai observé que le mental est venu m’amener du futur plus ou moins proche, avec une forte incitation à sortir du présent pour me préparer à l’heure d’après, au soir, au lendemain, etc… avec cette idée que si je restais dans l’instant présent, je risquais ensuite de manquer, et que ce serait alors trop tard pour trouver une solution. J’ai alors demandé à la sensation de mon corps de quoi elle manquait ; J’ai posé la même question au pied droit, au pied gauche, à la jambe droite, au sexe, aux seins, à la nuque… Silence, la question ne résonnait pas dans l’espace de la sensation. J’en ai conclu que je manquais par anticipation de ce qui risquait de me manquer.

La femme dans l’histoire a été regardée du côté du manque : de pénis, d’intelligence,

de discernement, de force ; la psychanalyse en a rajouté une couche, avec cette vision de

la femme qui ne se remet pas de ce manque de pénis qu’elle recherche « hystériquement » pour combler ce trou, cette béance que Kant appelle « coupe d’argent où l’homme dépose ses fruits d’or ». Le continent « noir » de Freud, cet espace obscur qu’il a voulu sonder avec sa pensée masculine, pour ne rien trouver qui ressemble à sa pensée, qui n’existe donc pas puisqu’il ne peut le penser ; et la boucle est bouclée, c’est le même principe que celui de la colonisation, que de toute pensée dominante: ce qu’elle ne peut penser n’existe pas.

La pensée masculine place le féminin du côté du manque. La femme est un être en manque (d’homme, de reconnaissance, de légitimité, etc…).

Elle se vit souvent en état de manquement et de recherche de validation : auprès du père, du mari et autres représentants de la pensée. Au moment où j’écris, la pensée de ce que

va en penser le lecteur ou la lectrice peut me traverser : est-ce qu’il va trouver ça nul,

hors-piste, etc… Je me souviens d’une bande dessinée où l’on voyait un conquérant pénétrer une femme vaincue par le sommet du crâne ; c’est avec sa pensée dominante qu’il la pénétrait

et l’assujettissait.

L’obscurantisme dans lequel je suis, c’est cette pensée que j’ai faite mienne, qui m’a fait croire que je manquais de quelque chose pour être. Qui m’a fait croire que j’étais creuse, donc vide, donc à combler par l’homme : sa pensée, son sexe. Qui m’a fait croire que le manque était réel et qu’il fallait construire son existence autour

de son évitement. Qui m’a fait croire qu’il fallait chercher ailleurs qu’en soi la connaissance, la présence, l’amour, et m’a fait courir derrière les maîtres, les dispensateurs de savoir.

Et si le manque était une invention du masculin pour assurer sa domination en entretenant l’illusion de la peur de manquer. Les sociétés contemporaines reposent sur ce postulat et la société de consommation

est une réussite de ce point de vue-là. Les systèmes économiques sont bâtis sur des logiques de prévoyance pour que les mieux placés de la planète soient protégés

de leur peur de manquer, tant pis pour ceux qui n’ont plus l’énergie de penser le manque parce qu’ils le subissent de plein fouet.

Une pensée au féminin ne peut s’établir sur les fondations du manque. Le creux de la femme est une concavité lui permettant de capter. Quelle pensée à venir qui reposerait sur « un plein et un délié » ? Quelle autre perception du créé donnerait vie à la matière qui ne serait plus une malédiction, mais une bénédiction ? Est-ce qu’une pensée au féminin peut sortir de la résistance passive ? Entrer en action, efficacement, et transformer notre relation au vivant ?


Catherine Boidin

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