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Gertrude

Attirée pour des raisons que j'ignore par une femme, Gertrude, et ne sachant rien d'elle, j'ai décidé de marcher dans ses pas.

Ses pas me conduisent au XIIème siècle en Belgique, au bord d'un lac dans une forêt de sapins noirs, à l'aube. Gertrude, princesse mérovingienne, est fatiguée d'avoir chevauché une nuit entière pour rejoindre cet endroit cher à son cœur. Elle se penche pour flatter l'encolure humide à l'odeur puissante et chaude de Sirius et enfouit un instant son visage dans la crinière de ce cher ami. Descendue de son cheval, elle se dirige vers le cours d’eau, et du plat de sa main en caresse la surface. Récoltée au creux de sa paume, elle s’en désaltère, puis emmène l'animal à la berge pour qu’il s’abreuve. De sa longue natte elle se défait, relâchant ainsi sa longue chevelure rousse qui se déverse alors jusqu’aux chevilles, et se dévêt de la lourde tunique de velours richement brodée. Ainsi vêtue d’une simple chemise de lin, elle entre doucement dans le cours d’eau frais, pour soulager son corps, fourbu après ces trois jours de voyage. Elle rit, saisie par la fraîcheur du lac. Droite dans l'eau, au cœur de ce paysage qu'elle aime tant, Gertrude s'affirme dans la décision qu'elle a prise pour sa vie, et qu'elle s'apprête à annoncer à son père. Elle s’allonge ensuite sur la mousse, exposant son corps à la lumière qui filtre entre les feuilles des arbres, confiante en la nature qui l’entoure. Elle savoure cette solitude, dans laquelle la prière de son corps se sait entendue. Les yeux clos, elle évoque ces derniers jours.

Riche héritière d'un vaste domaine, la princesse a parcouru ses terres pendant trois jours, accomplissant une dernière fois, sous la bannière de son père, l'ensemble de ses devoirs. Elle a chevauché à travers les vallées, les champs, rencontré les paysans vassaux, touché la dîme, écouté les doléances. Elle a marqué de sa présence et de sa beauté les lieux visités. Au bout de deux jours, elle a atteint la ville de Louvain. Là elle s'est délectée des couleurs du marché, s'est mêlée à la foule joyeuse et bruyante qui ondoie dans les rues, s'est enflammée en croisant le regard d'un jeune ménestrel à l'évidence troublé par les yeux clairs de la jeune femme, et qui s'est alors mis à chanter ses louanges. Tout ceci n'a pas arrêté Gertrude dans l'exercice de ses devoirs. Elle s'est rendue au tribunal à un jugement de cour qui requérait son autorité, a rencontré un gros marchand en vue de négocier le prix du bois du domaine familial, a versé une obole à l'église de Louvain. Dans la fraîcheur et le silence de ce lieu saint, Gertrude s'est arrêtée pour y déposer un baiser et sa prière quotidienne. Le prêtre, attiré par cette dévotion, l'a interrompu, l'invitant à se confesser. Gertrude a refusé. Elle a ancré en elle la certitude profonde qu'un intermédiaire avec son Bien-Aimé est inutile, que la vie qui habite son corps si intensément ne peut trouver là une maison, que l'immense amour qu'elle contient ne peut connaître aucune délivrance. Et sa décision s'en est vue une nouvelle fois confirmée.

L'attendait ensuite la prochaine étape de son voyage, sans doute la plus difficile. Et là encore je la suis, attirée par son parfum et sa détermination. Gertrude s'est fait conduire dans une noble maison, y a été reçue avec tous les égards dus à son rang et à son statut de promise du fils héritier de la demeure. Elle eut un long entretien avec le jeune homme, émue par sa beauté et la tendresse de ses manières, et elle lui a signifié la rupture de leurs fiançailles et sa volonté de ne jamais se marier, malgré les intérêts évidents que représente pour leurs deux familles cette union. Laissant ce cher compagnon derrière elle, avec une peine profonde, les yeux pleins de larmes, elle a quitté Louvain et a chevauché jusqu'au lac, son cher confident.

D'elle ensuite, on ne sait rien.

Ses pas me conduisent, quelques années plus tard, dans l'abbaye que Gertrude a fondée, la première abbaye de femmes du pays. C'est le printemps, Gertrude profite de la chaleur timide du soleil, appuyée contre un mur en pierres, et contemple la cité qui prend peu à peu forme au pied de l'abbaye : les maisons en construction, l'enceinte de pierres qui les protège, les barques chargées de marchandises qui descendent le fleuve. Un enfant l'interpelle alors, tirant sur sa main, et Gertrude le suit là où il veut l'emmener. Le réfectoire bruit des rires des femmes. Elles sont venues de partout dans le pays, attirées par la rumeur d'un lieu de paix fondé par une femme, mues par un désir intense de vivre au plus près du divin en elles.

Gertrude rejoint l’extrémité de la salle aux voûtes profondes, invitant à sa table deux de ses proches compagnes, qui l’assistent quotidiennement à la direction de l’abbaye. Faisant exception ce jour-là, elle fait assoir l’enfant à ses côtés, et accueille le service du riche mets préparé pour l’occasion, dont le bouquet chatouille ses narines délicates. Attentive aux paroles de l’enfant et de ses amies, elle mord avec ardeur dans le pain à la croûte épaisse dont elle raffole ; et savoure ce moment de réjouissance du corps, autant pour la joie de ses sens que par la présence de ses chères compagnes. Chaque bouchée la ramène à ces terres grasses et fertiles, sur lesquelles les champs et le potager aux abondantes variétés - grande fierté de l’abbaye -, sont entretenus pour en nourrir ses habitants. Elle remercie en elle-même, ceux qui en cuisine ont élaboré ce repas de fête, agrémenté de la viande offerte par les fermiers côtoyant l’abbaye, pour accueillir ces premiers jours de printemps.

La jeune prieure qui partage la table s’enquiert auprès du petit garçon de son étude. Il raconte les lettres qu'il a apprises le matin même dans l'école créée récemment que fréquentent les enfants du bourg et certains adultes. Gertrude sourit de la parole vive de l’enfant, aux yeux brillants de gratitude. La fierté et la joie inondent le cœur de l’abbesse face à la richesse de la vie qui l'entoure. Elle se lève, signifiant ainsi la fin du déjeuner, passe une main légère sur la tête de l’enfant avant de le confier aux moniales pour les activités de l’après-midi.

L'après-midi passe très rapidement, la présence de Gertrude est sollicitée à plusieurs endroits de l'abbaye. Elle veille à l'entretien du jardin, donnant des instructions précises quant à l'emplacement du potager médicinal. Dans les odeurs fortes de terre mouillée, elle s'attarde un peu, étudiant les plantes, les reconnaissant, leur accordant une attention amoureuse. Une femme vient à sa rencontre, on la demande au scriptorium pour diriger l'étude et la copie. Gertrude se redresse, échange un regard complice avec l'amie venue la prévenir et lui confie en deux mots, le soin de veiller pour elle que le plan du jardin soit respecté. Elle se rend alors dans la pièce qui accueille les tablettes, les parchemins et les précieux manuscrits enluminés, imprégnée par l’odeur de papier et d’encre, parfum de l’étude.

La fin de la journée la cueille à cet endroit, absorbée par sa tâche, la tête lourde d'être restée penchée, la couronne épaisse de ses cheveux accentuant ce poids. Elle se masse doucement les tempes, puis quitte la pièce pour rejoindre la sacristie afin de préparer le dernier office.

Gertrude ôte ses vêtements, se secoue comme pour se débarrasser d’une poussière invisible qui lui tombe des épaules, relâchant ainsi les tensions de la journée. Une joie secrète envahit petit à petit chaque fibre de son corps, comme chaque fois qu’elle s’apprête à accomplir sa fonction, au service d’une force d’amour dont elle renouvelle l’alliance. Ses bras nus frémissent sous la caresse de l’air frais gardé par la pierre massive et claire de la pièce, qu’elle a agrémenté de fleurs pour en adoucir le caractère trop austère. En elle-même, elle sacralise chacun des vêtements qu’elle s’apprête à revêtir. Elle passe la tunique préparée pour l’office, qu’elle serre à la taille par une ceinture de cuir. Attentive à ses gestes et au glissement de l’étoffe sur sa peau, le bruit de ses préoccupations s’apaise. Puis avec l’étole qu’elle ajuste sur son cou, elle entre un peu plus en elle-même, dans le temple de son corps, pour rejoindre ce lieu jalousement tenu secret et protégé. En cet endroit, elle n’est pas seule, vit là aussi la femme qui se baigne d’odeurs de terre et d’herbe humide, celle qui connaît les mots doux et chauds, celle qui ne connaît ni la peur, ni la soumission, celle qui la laisse rarement tranquille. Elle arrange la chasuble, et attache le voile sur sa tête et ses épaules, elle est prête. Au-dehors, il fait nuit, le vent souffle sur le bois attenant l’annexe de l’église et après un dernier regard par l’étroite fenêtre aux croisillons, elle part pour le chœur.

Je la vois s'éloigner et lui adresse un baiser, émue par cette rencontre. Après avoir marché dans les pas de Gertrude, je me suis retrouvée en compagnie d'une femme délicieuse et passionnée, une noble princesse mérovingienne, une tendre abbesse à l'autorité indéniable, qui côtoie en moi la vie humaine d'une femme du 21ème siècle.

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