Monsieur le philosophe, vous avez décrété dans un de vos livres : « Je pense donc je suis ». La pensée mécanique contemporaine s'en est emparée.
Moi, Femme, affirme l'incomplétude de votre pensée par : « Je pense donc je suis identifiée».
Si la pensée est l'apanage du monde sociétal dans lequel nous :
n°1 flottons
n°2 baignons
n°3 coulons
Est-elle la version unique de la vie ou existe-t-il une autre version ? La vie du corps ?
J'ai alors le choix : courir sans limite dans le monde de la pensée, ressassant du connu ou bien aller à la rencontre de la vie de mon corps, cet inconnu.
J'observe maintenant ma façon d'être au monde si je fais le premier choix, collée à mes pensées.
Il est 16h. Je décide de faire une pause tisane. Je m'installe face à la cheminée. Assise dans mon fauteuil, le feu crépite. Mon attention est attirée vers la fenêtre. J'observe le brouillard dehors, rampant peu à peu et recouvrant le paysage.
Soudain, des pensées négatives affluent: « Quel temps... Je dois sortir ce soir, comment vais-je faire pour conduire ? Il commence à faire froid... Je me sens fatiguée » et … Et pendant ce temps-là, ma tisane a refroidi et le feu s'est étiolé. Je n'en sens même plus la chaleur.
Occupée que j'étais à penser, j'ai perdu le contact avec le goût de la tisane, avec la chaleur des flammes sur mon visage, avec le bruit du vent dans le conduit de la cheminée.
Habituée à penser sans cesse, à avoir une opinion sur tout, j'ai oublié mon corps.
J'ai oublié d'aimer ce moment près du feu où le temps n'existe plus. Là où, collée à mes sens, je ne pense plus.
Autre épisode : Une amie passe à la maison. Je lui propose un thé et lui demande comment s'est passée sa séparation récente d'avec son compagnon. Elle a parlé, parlé, parlé, et j'ai questionné, questionné… Au bout d'une longue demi-heure et d'un coup, le son de sa voix, trop aiguë et désagréable à mes oreilles, m'a fait sortir de cet espèce de roman à l'eau de rose où je m'engluais et où j'y allais de mes commentaires, de mes jugements, et de mes conseils «d'amie», sans oublier bien sûr la comparaison intérieure de ma propre situation. Le son m'a instantanément réveillé, j'ai vu qu'en fait son histoire et ses détails ne me concernaient pas. Quelle est cette part de moi qui se délecte d'événements de ce genre? Serait-ce le besoin d'être reconnue, validée ?
Je vois bien que mon existence est saturée d'histoires passées maintes fois revues, parasitant mon présent de culpabilité et de peur. Je la vois cette multitude de personnages évoluant à travers mes affects, se jouant de moi suivant mon entourage et mes états négatifs ou positifs : la serviable, la fatiguée, l'indignée, la colérique, la triste, l'impatiente, la jalouse, l'enthousiaste, la gentille…et puis la fille, l'épouse, la mère, l'amie, l'employée…
Bon sang ! Je suis grande maintenant! Je peux faire autrement ! Je peux vivre autrement ! Je ne suis pas que ce catalogue de fonctions ou d'états, devenus mécaniques à force de répétitions!
Je peux décider d'arrêter de souffrir, d'avoir raison, d'errer dans mes pensées … et de dilapider ainsi mon énergie.
Si je le décide, je peux sortir de la mécanique de mon existence. L'espace d'un instant, je prends contact avec un endroit de mon corps, la paume de ma main, mon pied, mon bassin, j'éveille grâce à cette attention aimante ce lieu de mon corps. Je peux aussi être à l'écoute de mes sens, et me laisser toucher par une odeur, un goût dans mon palais, une musique, une couleur… Là, je ne suis plus identifiée à mes pensées. Je me laisse faire. Là, je tourne mon regard vers l'intérieur, sans jugement. Alors peut-être, je peux percevoir dans mon corps un espace où je suis à l'abri de mon mental insatiable. J'entre par le sentir dans un monde inconnu et vivant.
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